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Comme toujours ces temps-ci, Chaemhet éprouva à son réveil des sentiments troublés. Certes, il ne pouvait nier le plaisir que lui procurait la splendeur de sa chambre. La large baie, surplombant les toitures du quartier du palais, offrait une vue incomparable sur le Fleuve et, par-delà, sur le Grand Lieu[2] miroitant à l’horizon. Grâce à son orientation à l’ouest, la pièce était agréable, au matin, et Chaemhet s’y éveillait frais et dispos. Mia, son épouse, avait dépensé sans compter pour la meubler. Elle avait néanmoins un goût parfait, et le luxe sans ostentation de cette chambre, comme de toute leur demeure, ne pouvait susciter d’aigres réflexions. Au début, Chaemhet s’était inquiété en la voyant commander le bois dur et noir provenant du Sud lointain, réservé d’ordinaire à l’usage exclusif des rois. Mais, lui avait-elle rappelé, il était désormais un des plus hauts serviteurs de l’État. Leur logis ne faisait-il pas partie de la maison royale ? Il n’y avait donc aucune vanité à vouloir l’embellir. Les dernières craintes de Chaemhet avaient été apaisées lorsque l’inspecteur des Fonctionnaires Royaux avait passé en revue toute la décoration sans émettre une seule réserve.
Dans la chambre à coucher peinte en jaune, une frise de fleurs de lotus bleu et or rappelait à Mia leur ancienne maison dans le Sud. Les autres pièces étaient bleu pâle, blanches et orange, chacune caractérisée par son propre bas-relief, floral ou animalier – papyrus, bouquets de joncs, vols d’oies et de canards, jeunes taureaux s’ébattant sous l’ardent soleil du printemps. Des nattes jaunes égayaient le sol de brique et les encadrements des fenêtres étaient soulignés de réchampis ocre. Des tabourets n’étaient visibles que dans les quartiers des domestiques, Mia ayant dès le départ annoncé son intention de n’avoir que des chaises dans sa nouvelle demeure. Là encore, Chaemhet avait craint des commentaires acerbes ; mais nul n’en avait formulé, même dans la famille du Grand de la Première Maison, qui dirigeait personnellement les affaires du pharaon Ay et de son Épouse Principale, Ti. Certes, le Grand Intendant Horichéri était un homme âgé, qui avait connu Ay du temps où celui-ci n’était qu’un simple Maître des Écuries au service d’un autre roi. Les rapports entre le pharaon et Horichéri, cimentés par une amitié de longue date, ne ressemblaient guère à une domination de maître à serviteur. Horichéri n’avait rien à redouter des jeunes intendants ambitieux, dont les épouses rivalisaient par l’opulence agressive de leurs appartements. Le Grand Intendant n’attachait pas d’importance à de telles considérations, conjecturait Chaemhet. Depuis la mort de son épouse, bien des années plus tôt, il vivait en compagnie d’une demi-douzaine de concubines dans une jolie maison, dotée – honneur insigne – d’un bassin et d’un jardin clos jouxtant le palais. Chez lui, le mobilier n’était pas en ébène, mais uniquement en cèdre. Les garnitures des meubles, habituellement en cuivre et en bronze, luisaient du doux éclat de l’or et de l’argent. Horichéri avait oublié depuis longtemps les affres de l’ambition. Il s’était élevé aussi haut qu’il pouvait rêver et, à juste titre, s’estimait comblé.
Chaemhet lui enviait sa sérénité. Mais, ayant vu trente crues de moins, c’eût été inquiétant qu’il ne ressentît pas quelque impétuosité. D’ores et déjà il savourait les fruits de la réussite. Si les dieux, dans leur clémence, lui permettaient d’atteindre l’âge vénérable d’Horichéri, lui aussi parviendrait au pinacle. Cependant, les pierres d’achoppement ne manquaient pas, ni les pièges tendus par des rivaux. Comme si cela ne suffisait pas, Chaemhet s’était chargé d’un fardeau dont la pensée tourmentait son cœur, mais dont le plaisir pesait plus lourd dans la balance. Du moins pour l’instant… Sa réticence était toujours plus vive lorsqu’il se réveillait. Chaque jour paraissait un voyage qui, au moment du départ, semblait ne jamais devoir finir.
Il s’attarda quelques moments sur sa couche, tentant de délasser sa nuque un peu raide au creux de l’appui-tête en bois lustré. Les draps de lin souple protégeaient son corps. Dans une autre pièce, ou dans un coin éloigné de la chambre, un pas léger se fit entendre. Les mouvements d’un serviteur auraient été plus brusques ; c’était donc probablement Mia. Les yeux mi-clos, Chaemhet se sentait trop indolent pour chercher à voir ce qu’elle faisait. Il était encore tôt, rien ne pressait. Il abordait cette nouvelle journée sans appréhension, mais aussi sans passion, car il se savait à la hauteur de la tâche qui l’attendait.
Pourtant, sa vie n’était pas exempte de défis. Des défis modestes, égoïstes, guère plus que l’assouvissement de ses appétits, mais toutefois bien réels. Et s’il n’y prenait pas garde, il risquait de tomber sous leur joug.
L’existence était-elle plus facile, autrefois ? Un homme assumant peu de responsabilités se trouve du même coup moins exposé aux regards. Avec l’insouciance, avait-il perdu de son charme, sauf aux yeux des rares personnes qui l’aimaient pour lui-même, et l’avaient aimé alors qu’il avait encore tout à construire ? Force était de se rendre à l’évidence. Néanmoins, Chaemhet n’aurait pas renoncé aux nouveaux honneurs dont il jouissait pour s’affranchir du risque accru. L’un des avantages du pouvoir était qu’il procurait les moyens de se protéger, pour peu que l’on sût s’en servir.
Les pas avaient cessé, remplacés par un bruissement de papier auquel Chaemhet savait donner un sens. Dans l’œil de son cœur, il voyait son épouse penchée au-dessus de la table, entre la fenêtre et la porte. Elle prenait connaissance des lettres arrivées la veille, par le Fleuve. Les eaux baissaient en cette saison de peret, temps de la germination, où la Terre Noire renaissante luisait sous son nouveau manteau de limon fertile. La crue avait été bonne. Bientôt les fermiers draineraient puis ensemenceraient les champs, et enfin la terre sortirait de sa torpeur. Le courrier, en provenance de la capitale du Nord, avait trait à la visite que devait y accomplir la Deuxième Épouse, dont Chaemhet était l’intendant. En tant que Grand de la Deuxième Maison, il était responsable de tout ce qui concernait la reine Ankhsenamon durant les heures du jour et de sa protection durant la nuit.
Sa nomination était récente, de même que l’existence de la Deuxième Maison. Comme Chaemhet, pendant de longues années Ay n’avait eu qu’une seule épouse. Toutefois, un an plus tôt, il avait fait revenir sa petite-fille de l’exil qu’elle s’était imposé au sud de l’Empire et l’avait l’épousée. Cette union n’avait pas été sans susciter d’émoi. En effet, Ankhsenamon avait longtemps passé pour morte. Pourquoi le souverain en avait-il décidé ainsi ? Par mesure de sécurité. Et pourquoi avait-il résolu de s’unir à elle ? Pour mieux la protéger. Une autre raison s’imposait, évidente : pour asseoir sa propre légitimité. Ankhsenamon était la veuve du pharaon Toutankhamon et la fille de Néfertiti, la plus belle femme qui eût foulé le sol de la Terre Noire. Son père, Akhenaton, avait apporté au pays la splendeur puis la tourmente. Certains prétendaient que dans les veines de la nouvelle reine coulait le sang des dieux et des démons, et que sous sa peau la chair était bleue. Mais pourquoi Pharaon cherchait-il à conforter ses droits, si ceux-ci étaient réellement indiscutables ? Cette question ne laissait pas de faire jaser. Chacun savait que, dans l’ombre, le général Horemheb attendait son heure – celle où il gravirait les marches du trône en grande pompe. Bien que moins âgé que le roi, lui-même engagé dans sa septième décennie, Horemheb avait vu trop de crues pour se payer le luxe de la patience. Depuis deux cycles de saisons, il avait un fils, Touthmosis, un enfant pâle et malingre qui ne quittait jamais la demeure paternelle dans la capitale du Sud, où il résidait avec sa mère. Tous deux étaient placés sous bonne garde, pendant qu’Horemheb menait sa longue campagne contre le nouvel ennemi qui harcelait la Terre Noire au septentrion. Ay n’avait pas d’héritier mâle, or Ti n’était plus en âge de procréer. Espérait-il qu’Ankhsi lui assurerait une postérité ? Un fils issu d’une telle lignée pourrait à bon droit prétendre coiffer la double couronne.
Lors de la précédente fête d’Opet[3], le dieu Amon avait enfin mis un terme à ces spéculations. Les grands prêtres l’avaient fait sortir de sa chambre de pierre, en vue du grand voyage annuel vers son sanctuaire du Sud. Le prêtre stoliste[4] l’avait baigné avant de le revêtir du lin le plus fin, blanc, rouge, bleu et vert, d’appliquer du maquillage sur ses paupières et son visage, et de le parer de bijoux. Pour finir, à l’aide du petit doigt de sa main droite, il avait oint d’onguent le dieu protégé par toutes sortes d’amulettes et fortifié par des sceptres. Alors, les prêtres-ouâb[5] l’avaient emporté vers son tabernacle, puis de là, en six rangées de quatre précédées de prêtres-sem[6], ils l’avaient escorté jusqu’au Fleuve. Chaemhet avait assisté à maintes fêtes semblables, mais il se rappelait celle-ci avec une acuité particulière, car elle avait marqué sa consécration. Comme il avait vibré à l’appel rauque des trompettes ordonnant de faire place au dieu ! Comme les effluves d’encens étaient lourds dans l’air immobile !
Le dieu fut déposé sur sa barge afin d’accomplir le bref voyage vers le sanctuaire du Sud, en compagnie de son épouse Mout, de leur fils Khonsou et de Pharaon en personne. Les cordes furent empoignées par les Haleurs – des courtisans qui avaient intrigué toute une année pour se voir octroyer ce privilège, et dont Chaemhet faisait partie. Ils étaient habillés de lin blanc éblouissant. Plus tard, souillés et puant la sueur, ces vêtements seraient rangés dans un précieux coffret de cèdre pour ne plus jamais resservir. Les sandales déjà pleines de sable et de poussière, les hommes se préparèrent à suivre les sentiers de halage tandis qu’une haie de soldats contenait la foule de spectateurs. Sur de hautes estrades, des danseuses du Pays des Deux-Fleuves évoluaient avec grâce ; des musiciennes faisaient tournoyer leur sistre et de jeunes prêtres marquaient la mesure en frappant des mains, sous le regard grave d’hommes grands et secs, à la peau foncée, venus des provinces de Kouch et d’Ouaouat[7].
Dans le sanctuaire du Sud, on avait déjà procédé à l’abattage rituel des huit taureaux et découpé leurs pattes en vue du sacrifice. Les tabernacles, hissés sur les épaules des prêtres, furent placés de façon à recevoir les offrandes de Pharaon.
Ay, en costume d’apparat bleu et or, paré du pschent[8]dont la tige recourbée s’érigeait dans les airs, semblait arborer un masque en dépit de l’anxiété qu’il devait ressentir. Parmi la foule se dissimulaient des espions à la solde d’Horemheb. Ce mariage avec Ankhsenamon avait été le dernier coup du roi dans la partie de senet[9] que disputaient les deux hommes et, sans nul doute, le général mûrissait sa riposte…
L’effigie du dieu fut déposée à côté de la Chambre de la Naissance Sacrée, où aurait lieu l’accouplement mystique d’Amon avec sa Grande Prêtresse. Puis vint le moment des questions. Pharaon fut assuré de la protection de la divinité. La nouvelle reine Ankhsenamon trouva grâce auprès du grand dieu, et donnerait à la Terre Noire un digne successeur. Gloire et puissance à Ay, l’Aimé des dieux, Incarnation de l’union des Deux Terres !
Les réjouissances avaient duré vingt-deux jours. Ankhsi ne présentait aucun symptôme indiquant que sa matrice fût habitée. Le mariage était encore récent, mais à en croire les rumeurs, Ay ne rendait pas de fréquentes visites à sa nouvelle épouse. Pas plus, du reste, qu’à ses concubines. Les reins de Pharaon devenaient froids.
Ces observations, Chaemhet les gardait pour lui. À quoi bon les partager, même avec Mia ? Elle était assez fine pour imaginer combien la vie de la Deuxième Épouse était vide. Peut-être le voyage vers la capitale du Nord réconforterait-il son ka[10]. Il ne faisait aucun doute qu’elle désirait un fils, et Amon lui avait souri. Néanmoins les dieux se montraient parfois perfides.
Tout cela n’importait à Chaemhet que dans la mesure où son sort était lié à celui de sa maîtresse. Pour l’heure, malgré l’irrégularité de ses visites, Ay souhaitait sans conteste honorer sa nouvelle épouse. Le Grand Intendant priait pour que leur union fût féconde, car la position d’Ankhsi s’élèverait d’autant et, du même coup, la sienne. Il nourrissait l’espoir de gagner bientôt la confiance de la jeune reine, car alors son avenir serait assuré.
Certes, Chaemhet aurait préféré ne pas avoir à dissimuler un lourd secret, mais il manquait trop de volonté pour renoncer. Peut-être un jour trouverait-il le courage de se confier à Huy.
Des années avaient passé depuis que, jeunes étudiants à l’école des scribes, ils s’étaient liés d’amitié ; bien d’autres encore s’étaient écoulées sans qu’ils se fussent revus. Ils exerçaient dans des villes différentes et avaient suivi des voies diamétralement opposées. Puis, un beau jour, Huy s’en était revenu dans la capitale du Sud, avait été réintégré dans ses fonctions et affecté aux Archives, section Production d’Orge – un tombeau pour les vivants… Chaemhet n’avait guère eu l’occasion de rencontrer son vieil ami. Quelque temps plus tard, il avait appris sans surprise que celui-ci avait abandonné sa profession pour refaire sa vie à Méroé, à l’extrême sud de l’Empire.
Mais voilà qu’à nouveau Huy était de retour. Il comptait parmi les familiers d’Ankhsenamon. Chaemhet ne se dissimulait pas que c’était en partie pour cette raison qu’il avait renoué connaissance. Par bonheur, sa femme et celle de Huy s’entendaient assez bien, d’autant que – à cette pensée, une ombre fugitive passa dans son cœur – les deux hommes n’avaient l’un et l’autre qu’une seule épouse, ce qui contribuait à rapprocher Mia et Senséneb.
L’avenir se présentait sous de radieux auspices ; rasséréné à cette idée, Chaemhet se leva. Mia avait quitté la table de travail pour s’approcher de la fenêtre et lisait un petit rouleau de papyrus, les yeux plissés. Une femme ravissante, quoique parfois, bien qu’il essayât de se leurrer, il eût préféré un caractère un peu moins froid et un corps un peu moins plat. Treize ans déjà, qu’ils avaient échangé le serment ! Ils avaient eu quatre enfants, dont deux petites filles mortes en bas âge. Quant aux deux garçons, ils étudiaient à leur tour à l’école des scribes, où ils couchaient et prenaient leurs repas. Comme cet appartement semblait vide ! Il n’avait jamais abrité que Chaemhet et son épouse, car lorsqu’ils s’y étaient installés, les enfants étaient déjà partis. Était-ce ce vide immense qui le rendait insatisfait ? Était-ce le vide de son foyer et de son existence qui l’avait poussé dans les bras de Teyé ? Des bras charmants dont il savourait la caresse, mais qui par moments semblaient l’emprisonner dans leur étreinte. Il ne trouvait pas la force de s’en libérer et n’était même pas certain de le vouloir. Un fait était sûr : tôt ou tard il faudrait mettre un point final à cette liaison. Chaemhet se refusait à faire le premier pas ; toutefois, il savait que plus il tardait, plus cela serait pénible.
« Que lis-tu ? » demanda-t-il à son épouse.
En apparence, ils n’avaient pas de secret l’un pour l’autre. Chaemhet était bien trop prudent.
« La dernière lettre concernant la composition de la suite lors du voyage au nord.
— Alors, qu’en penses-tu ?
— Je vois que Senséneb accompagne la Deuxième Épouse. »
Pour sa part, Mia ne considérait pas la femme de Huy comme une amie. Elles évoluaient dans le même cercle et, par la force des choses, étaient amenées à se fréquenter. Rien de plus.
« En effet, répondit Chaemhet.
— Elle a de la chance. »
Avait-il décelé une pointe de jalousie dans la voix de Mia ? Mais non ! Il prenait simplement ses désirs pour la réalité. Combien il eût aimé que son épouse fût du voyage ! Pendant une fraction de seconde, il supputa s’il n’y avait pas moyen d’arranger la chose. Se promettant d’y repenser plus tard, il se borna à demander :
« Pourquoi ? Tu aimerais y aller ?
— Non. La capitale du Nord est ennuyeuse à mourir. »
Ayant reçu la réponse qu’il attendait, Chaemhet indiqua d’un signe à son serviteur qu’il était prêt à prendre son bain. L’homme hocha la tête et disparut en direction de la salle d’eau, au fond de l’appartement. Dans leur ancienne maison, celle-ci était située près d’un jardin, auquel Chaemhet songea avec une soudaine nostalgie. Malgré son décor foisonnant de plantes exotiques et de riches feuillages importés du Pount, la terrasse du toit ne constituait qu’un pis-aller. Son cœur s’attarda sur ses souvenirs du Pount, ce pays situé au sud-est de la capitale du Sud, au bord de la Grande Mer qui part vers le levant. Il y avait effectué un bref séjour. Le Pount, sa reine obèse, ses montagnes déchiquetées où abondait le gibier… Si seulement il était là-bas, loin de cette prison étouffante à laquelle sa lâcheté le condamnait ! Mais il était très jeune du temps où il avait accompagné la délégation ; ces jours-là étaient depuis longtemps retournés aux dieux.
« Tout de même, insista Mia, je m’étonne qu’Ankhsenamon emmène Senséneb. »
Ainsi, c’était bien de la jalousie !
« Pourquoi ? C’est son médecin personnel. »
Chaemhet prit la serviette rêche que lui présentait son serviteur et frictionna son corps en nage. Il enfila ensuite une tunique fraîche et ample, qu’il remettrait pour prendre le premier repas du jour et accomplir sa besogne de la matinée. Enfin, après s’être à nouveau rafraîchi et changé, il se rendrait aux Chambres de Supervision.
Pendant sa toilette, il s’inspecta progressivement dans un miroir de cuivre poli tenu par un domestique. Son corps blanc frôlait la maigreur, ce qui le mécontentait car à son âge il se devait d’arborer un embonpoint seyant à sa fonction. Il avait les épaules étroites et un long cou au-dessus duquel son visage anguleux, ridé par le soleil et par la réflexion, demeurait obstinément pâle. Las de ce teint presque féminin, il s’était laissé pousser une barbe fine, sévèrement réduite par le rasoir à un mince collier autour des lèvres et de la mâchoire, pour souligner sa virilité et son rang. La coupe nette de ses cheveux bruns épousait ses oreilles et sa nuque. Il était très peu maquillé – un léger trait de galène autour des yeux et un soupçon d’ocre rouge sur les joues. Quant aux bijoux, en dehors des emblèmes de sa charge, il n’en portait pas d’autre que l’anneau d’or qu’il tenait de son père, orné d’un cachet en forme de scarabée.
Au moment où il commençait à se sentir satisfait de lui, l’image de Teyé surgit tel un démon dans son cœur.
Il tâcha de se raisonner, songeant aux risques qu’il courait, mais en vérité il s’était déjà aventuré trop loin dans les eaux du Fleuve pour faire demi-tour.
Huy s’éveilla, baigné par l’aurore éclatante. Plissant les yeux, il contempla le ciel bleu dur qui emplissait le rectangle de sa fenêtre. Quelques nuages pareils à des rubans atténuèrent les rayons implacables du soleil, procurant un répit de courte durée. Mais la vue des vieux toits familiers sous la lumière ardente amena un sourire sur les lèvres du scribe.
Il était rentré depuis un an, pourtant il se sentait toujours aussi reconnaissant de ne pas s’éveiller à Méroé, où il avait espéré refaire sa vie. Les dieux en avaient décidé autrement et, par une terrible malédiction, cette tentative avait eu pour conséquence la cécité de Senséneb. La jeune femme avait été lente à recouvrer la vue. Pendant de longs mois, il sembla qu’elle ne distinguerait jamais plus que de vagues contours, et les gradations de l’ombre et de la lumière. Elle avait enduré cette épreuve avec une force, une patience qui emplissaient Huy d’humilité. Bizarrement, jamais Senséneb n’avait blâmé l’homme qui était la cause de son malheur – Henka, un sbire du roi Ay, qui les avait suivis jusqu’à Méroé afin de les supprimer[11]. Au fil des jours, tandis que Huy soignait Senséneb, l’amour mêlé d’admiration qu’il ressentait pour elle n’avait fait que croître et cristalliser. Malgré les contraintes liées à son infirmité, elle l’avait acceptée avec dignité, presque avec détachement. À présent, enfin guérie, elle était redevenue elle-même, aimante, attentive, bien que farouchement indépendante. Pourtant, quoique le scribe se refusât à l’admettre, des fêlures presque imperceptibles commençaient à affaiblir leur relation. Il parvenait encore à se convaincre que tout était normal, mais non sans effort. Aussi n’était-il pas fâché que Senséneb accompagne la Deuxième Épouse dans la capitale du Nord.
Un an plus tôt, le retour à Thèbes avait été difficile. Ankhsi, destinée à partager la couche de son grand-père, acceptait son sort avec une froideur de marbre. Chaque fois qu’il pensait à elle, l’admiration et la crainte le disputaient dans le cœur de Huy. Elle avait perdu son petit garçon, son fils aimé, et, avec lui, ses chances de remonter sur le trône. Elle ne vivait que dans l’espoir d’avoir un autre fils. Si la semence de son premier époux ne pouvait se transmettre dans la lignée des rois, elle, la fille d’un grand pharaon, ferait en sorte d’assurer sa propre descendance. Après avoir donné le jour à l’héritier présomptif, elle prendrait la préséance sur la Première Épouse.
Huy voyait rarement Ankhsi. Elle possédait sa propre résidence au sein du quartier palatial. Aussitôt rétablie, Senséneb était redevenue son médecin attitré, si bien qu’un lien subsistait. En revanche, Huy avait renoué avec un vieil ami, Chaemhet, qu’il n’avait pas vu depuis la disgrâce dont il avait été frappé à la mort du pharaon Sémenkhkarê. Que de fois Huy ne s’était-il pas interrogé sur la volonté capricieuse des dieux ! Ils avaient poussé le roi même qui l’avait sauvé à décréter sa mort, avant de décider pour finir de l’épargner. Ay savait-il que Huy l’avait percé à jour ? Il lui montrait une exquise politesse, sans rien dévoiler de ses intentions. Et pourquoi pas, après tout ? Il était Pharaon : toute vie résidait au creux de sa main.
Les noces s’étaient déroulées dans la plus stricte intimité, avec seulement cinq cents invités, et n’avaient été suivies que de trois jours de fête. La Grande Épouse Royale avait présidé à la cérémonie et, peu après, la Première Union ayant eu lieu en présence des Intendants de la Chambre, Ay avait convoqué Huy. Les affaires de l’État n’étaient jamais éloignées de son cœur : avançant en âge, il jugeait le temps doublement précieux. De même, Huy en comprenait la valeur un peu plus chaque jour.
« Inutile de te demander si tu as trouvé Méroé à ton goût ! avait lancé Ay, presque malicieusement, au début de l’entretien.
— Cette cité avait besoin d’être en de bonnes mains, répondit Huy, un peu pincé.
— L’est-elle, à présent ? L’incurie et la corruption la rongeaient, admit le pharaon, fronçant les sourcils. Mais j’aurais dû me douter que tu remuerais toute cette boue.
— Les circonstances m’y ont contraint.
— Je te l’accorde. Mes gens ont fait preuve d’une incompétence inadmissible. Mais j’ai envoyé des hommes de valeur aider le gouverneur. Taschérit saura-t-il rétablir l’ordre ?
— Oui, je le crois. »
Ay frotta lentement ses longues mains sèches.
« Bien ! Quant aux autres, nous verrons s’ils apprécient la vie dans les mines d’or. En un sens, ils ont réalisé leur ambition, eux qui voulaient s’entourer de richesses. »
Huy releva les yeux en entendant le rire chuintant du roi.
« Parles-tu de Nesptah et de ses partisans ?
— Précisément. Nesptah a déjà tenté par trois fois de mettre fin à ses jours. Tôt ou tard, il réussira.
— A-t-on retrouvé Apouky ?
— Qui dis-tu ?
— L’intendant, celui qui…
— Ah, ce scélérat ? Non, il a disparu dans le désert. Ne me dis pas que tu es déçu, Huy ! Tu as trop d’expérience pour croire encore en la justice de la vie.
— La pilule n’en est pas moins amère.
— Le sort en a voulu ainsi. Apouky coulera peut-être des jours paisibles, en dépit de ses forfaits. Mais à la fin, il devra affronter l’Épreuve du Jugement et la Pesée du Cœur. »
Huy garda le silence.
« Il fut un temps où tu suscitas ma colère, poursuivit le pharaon, changeant de sujet. Tu as un esprit par trop indépendant. J’avais espéré que la Production d’Orge te guérirait. Visiblement, il n’en est rien. »
Une fois encore, le scribe s’abstint de répliquer. D’ailleurs, Ay n’attendait pas de réponse.
« Je t’ai laissé partir, pensant qu’une fois loin tu serais inoffensif. Mais seul le cœur des sots ne change pas ; je comprends à présent que tu es une arme trop précieuse pour être livrée à la rouille, et trop dangereuse pour rester hors de son fourreau. »
Marquant une pause, le roi joignit l’extrémité de ses doigts, avant de reprendre ses allées et venues dans la haute salle austère où il passait le plus clair de son existence.
« Je préfère, en vérité, ne pas te perdre de vue, reprit-il enfin. Je souhaite que tu vives en paix, mais à certaines conditions et sous certaines réserves. En retour, je n’exigerai pas de toi des tâches auxquelles tu répugnes. Je sais que tu n’agis pas pour le compte d’Horemheb, et je ne t’obligerai pas à l’espionner tant que j’aurai l’assurance de ta neutralité. Si jamais je découvre que tu m’as trahi, tu es un homme mort. Est-ce clair ?
— Oui, seigneur.
— Bien. Une dernière chose. Je soupçonne que tu n’as pas un désir immodéré de réintégrer la Production d’Orge. »
Huy s’était préparé à une remarque de ce genre. Il ferma les yeux et pria, par Bès et par Horus, pour ne plus replonger dans cette mort lente.
« Ton ancien beau-frère, Téhouty, y est bien en place. Un jour, il en sera le directeur. Je sais quelle inimitié vous oppose. Que deux fonctionnaires qui sont des ennemis en puissance se côtoient journellement ne serait pas bon pour la sûreté de l’État.
— Je préférerais ne pas retourner là-bas, avoua Huy.
— Il m’appartient d’en décider ! lui rappela Ay, avec comme un vague regret. Je pourrais t’envoyer dans la capitale du Nord. Cependant, ajouta-t-il en voyant le visage du scribe s’allonger, ainsi que je le disais je tiens à te garder ici afin de te surveiller et de… recourir à tes services en cas de besoin. »
Ay laissa planer le silence. Sachant que cela faisait partie d’une stratégie, Huy fit appel à toute sa volonté pour ne pas se laisser déstabiliser. Il jeta un coup d’œil vers la table où Kenna, comme toujours, était assis la tête penchée, au milieu d’une montagne de rouleaux. Son pinceau en jonc volant de l’encrier au papier, le secrétaire écrivait, oubliant ce qui l’entourait pour se concentrer sur le document qui prenait forme sous ses doigts. Les deux hommes s’étaient affrontés, par le passé ; mais Kenna n’avait pas que des défauts et Huy savait qu’il n’avait rien à craindre de sa part tant qu’il ne menaçait pas sa position. De son côté, Kenna avait enfin compris que Huy n’éprouvait aucun goût pour les intrigues de cour, et dès lors une amitié prudente avait commencé à naître entre eux.
« Je te nomme Adjoint des Archives Culturelles. Tu seconderas le scribe en chef Nakht. J’espère que tu es satisfait ? »
Cette question n’invitait pas au commentaire. Ay se montrait simplement poli, ce à quoi rien ne l’obligeait. Il n’offrait pas un poste à Huy, il le lui attribuait. En cette affaire, donc, pas question de choix. Mais, tout bien pesé, c’était une fonction intéressante que beaucoup convoitaient, car elle conférait un statut élevé parmi les fonctionnaires. Quant à Nakht, que Huy ne connaissait pas personnellement, il passait pour un homme fin et cultivé, réputé pour accorder sa confiance à ses collaborateurs au point de les laisser mener leur tâche comme ils l’entendaient – la vérité étant qu’il était un tant soit peu enclin à la paresse. Ay se voulait aussi généreux qu’il avait été impitoyable. Mais Huy devinait bien pourquoi il lui donnait ce poste : celui-ci était assez stimulant pour le tenir occupé, sans lui fournir un réel pouvoir. Ay le considérait-il à ce point comme un danger potentiel ? Le petit scribe s’en étonnait, malgré lui, mais un fait demeurait : Ay était un homme prudent. Il ne courrait aucun risque sans absolue nécessité et ne laisserait pas déverrouillée une porte inutilisée.
Huy considéra le roi, qui, manifestement, n’en avait pas fini avec lui.
« Concernant tes autres talents, ta nouvelle affectation ne te laissera pas le loisir de les exercer en privé. Il se peut, comme je crois l’avoir mentionné, que de temps à autre je te demande d’entreprendre des investigations pour mon compte. Mais, par ailleurs, les enquêtes devront céder le pas à tes devoirs d’attaché aux Archives Culturelles. En fait, sauf indication contraire de ma part, elles n’occuperont plus aucune place dans ta vie. »
Sous le regard scrutateur du roi, le scribe parvint à conserver un visage impassible. Ce n’était pas facile. Tandis qu’il écoutait, diverses émotions l’envahissaient. Par-dessus tout, une immense ironie à l’idée que, dès lors qu’il redevenait un fonctionnaire à part entière, on lui défendait d’exercer le métier qui lui avait permis de survivre une fois sa carrière brisée. Ainsi, on l’autorisait désormais à être scribe, mais plus à résoudre des énigmes…
Cette scène s’était déroulée un an plus tôt. Les saisons avaient passé sans guère apporter de changement. Sa tâche s’avérait agréable, et Nakht était un homme aimable et accommodant qui s’était entouré d’un groupe tout aussi charmant d’hommes et de femmes cultivés. Absorbé par les soins qu’il prodiguait à Senséneb, Huy tâchait de ne pas voir les fêlures naissantes dans leur amour, ou alors de les réparer. L’absence d’enfant les rapprochait, mais quelquefois Huy pensait malgré lui à Héby, né de son mariage avec Aahmès en d’autres temps. Il n’avait pas vu son fils depuis tant d’années qu’il ne pouvait être pour celui-ci qu’un étranger.
Ay avait mis à leur disposition un appartement dans le quartier du palais, mais Huy, s’y sentant nerveux, avait requis la permission de s’installer en ville. Les rues populeuses serpentaient tels des labyrinthes, bordées de maisons branlantes auxquelles leurs propriétaires ajoutaient des étages à mesure que s’agrandissait leur famille, faute de place sur les côtés. Certaines voies étaient à peine larges de deux coudées, mais Huy aimait ces petits îlots où riches et pauvres vivaient côte à côte. Les buttes irrégulières, formées de monceaux d’ordures, maintenaient la cité au-dessus du niveau le plus haut de la crue. Senséneb et lui avaient trouvé un appartement doté d’une vaste antichambre ; dans la pièce principale, quatre colonnes carrées surmontées de chapiteaux sculptés de lotus soutenaient le plafond. À une extrémité, le sol surélevé permettait de s’asseoir confortablement. Outre un bureau pour Huy, l’appartement comptait trois chambres à coucher, une salle de bains à l’arrière et une cuisine noircie par la fumée, à moitié sous le niveau de la rue. Le jardinet avait été laissé à l’abandon par le précédent locataire, mais, grâce aux directives de Senséneb encore aveugle, Huy l’avait transformé en une oasis de verdure et de fleurs dont les vives couleurs changeaient au rythme des saisons.
Ainsi l’année avait passé et Huy, désemparé, avait le sentiment de s’encroûter. Il se rendait compte qu’il vieillissait et cherchait un moyen d’oublier cette dure réalité, quand Chaemhet vint lui rendre visite.